La chanteuse américaine s’est affirmée comme l’une des plus inspirées de sa génération en égrenant des albums gracieux et toujours habités par l’héritage des luttes. À l’occasion de la sortie de son nouvel album, l’addictif « Sun Without the Heat », elle partage avec nous quelques réflexions sur son art et l’actualité de son pays.
C’est en 2016 que Leyla McCalla se fait un nom en publiant « Vari-Colored Songs », premier album placé sous les auspices du père de la Renaissance de Harlem, l’écrivain Langston Hughes. Un acte musical et littéraire qui deviendra chez elle une manière.
Après avoir exploré ses racines créoles, la chanteuse a monté sa barricade musicale en publiant « The Capitalist Blues » (2019), disque essentiel et acte d’accusation subtil contre le règne absolutiste de l’argent. Il y a deux ans, nouveau coup de maître avec « Breaking the Thermometer », album concept tissé de collages sonores et d’embardées créoles sur l’histoire de Radio Haïti-Inter dont le directeur, Jean Dominique, fut assassiné en 2000.
Un plaidoyer pour la liberté et la justice à Haïti, l’île de ses aïeux qui n’en finit pas de sombrer dans le chaos. Elle revient avec « Sun Without the Heat », nouvel album qui étoffe son folk créole et raffiné, toujours politique et nourri d’influences littéraires.
Vous avez appelé ce nouvel album « Sun Without the Heat » (Le soleil sans la chaleur). Pourquoi ce titre ?
J’ai voulu réfléchir au lien fondamental qui unit les êtres humains à la nature. Tout dans notre vie est alimenté par le soleil. Nous avons besoin de cette immense quantité de chaleur, même si elle nous paraît lointaine. Ce titre fait également écho à un discours tenu par le militant abolitionniste Frederick Douglass en 1857.
Il y parlait de ceux qui veulent « les récoltes sans la charrue, la pluie sans le tonnerre, l’océan sans le tumulte de ses eaux ». Il évoquait la véritable transformation à laquelle mène le combat abolitionniste.
On pourrait dire : « On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs » …
Exactement (Rires), c’est la même chose. Si vous cherchez vraiment à transformer le monde, cela inclut la tension, l’inconfort, une remise en question.
« L’idée de donner du pouvoir politique à la population noire reste très importante, surtout aux États-Unis. »
Vos précédents albums annonçaient la couleur : contre le capitalisme, pour la liberté en Haïti. Vous semblez avoir fait un pas de côté avec celui-ci, en abordant les thèmes de l’amour, de l’écologie…
C’est juste une manière différente d’explorer les choses. La politique, c’est aussi tout ce qui régit nos vies, les valeurs qui nous animent. Mais je pense qu’effectivement il fallait que je passe par là après « Breaking The Thermometer » qui était si intense.
Haïti est l’un des endroits les plus mal compris sur Terre. C’est comme si je devais toujours recontextualiser ce qui s’y passe. Cet album correspond également à une période de ma vie faite de pertes, de changements. Il relève sûrement d’une stratégie personnelle d’adaptation.
Vous clôturez l’album avec « I Want to Believe », une chanson pleine d’espoir qui s’inscrit dans le genre protest song. Comment vous est-elle venue ?
Quand je l’ai écrite, je passais beaucoup de temps à la bibliothèque à faire des recherches sur la vie de Fannie Lou Hamer. C’était une femme noire du delta du Mississippi qui inscrivait les Noirs sur les listes électorales à un moment où cela mettait littéralement sa vie en danger.
Je ne sais pas si le vote change vraiment les choses, mais l’idée de donner du pouvoir politique à la population noire reste très importante, surtout aux États-Unis où tant de gens ont le sentiment d’être exclus. Je voulais écrire une chanson qui pourrait être chantée lors d’une manifestation, entre un spiritual afro-américain et un hymne des droits civiques. On l’a trouvée très belle.
Vous avez récemment participé à un hommage à Barbara Dane, icône et pionnière du protest song, un peu oubliée aujourd’hui…
Oui, et elle vient d’avoir 96 ans ! On a sorti une chanson en son hommage le jour même de son anniversaire. Nous avons pu discuter à distance. Je me posais beaucoup de questions sur la façon de naviguer dans le système capitaliste et Barbara a justement écrit une chanson célèbre qui s’appelle « I Hate the Capitalist System ». Selon elle, il faut simplement savoir vivre sa vie pour contourner le capitalisme et ne pas dépendre de lui. Et elle a montré que c’était possible.
Il y a dans cet album, mais aussi dans les précédents, de nombreuses références à des intellectuels afro-américains. Est-ce une façon de leur rendre hommage ?
D’une certaine manière, je considère faire partie de cette lignée de créateurs. Pour moi, la créativité est profondément liée à un désir de changement, à l’évolution de notre société vers plus d’équité et l’émancipation. Leurs mots s’appliquent totalement à ce que nous vivons aujourd’hui, même s’ils ont été écrits dans les années 1930 ou à la fin du XIXe siècle.
Vous dédiez de nombreux morceaux à des autrices peu ou pas connues en France, comme Alexis Pauline Gumbs, Adrienne Maree Brown, Susan Raffo, Joy Harjo, mais aussi à Octavia E. Butler. Qu’est-ce qui vous a séduit dans leurs écrits ?
Tellement de choses ! Le premier livre que j’ai lu d’Adrienne Maree Brown était intitulé « Pleasure Activism : The Politics of Feeling Good ». Elle y montre que la meilleure façon de militer est de ne pas perdre de vue ce qui nous rend joyeux. C’est une idée assez radicale. Mes parents étaient des militants des droits de l’homme et mon grand-père dirigeait « Haïti Progrès », un journal socialiste haïtien.
J’ai donc été exposée à certains principes d’organisation militante et j’ai pu voir à quel point les générations précédentes étaient encore très hiérarchisées dans leur façon de penser. Adrienne Maree Brown s’inspire d’Octavia E. Butler et de ses idées afrofuturistes.
Alexis Pauline Gumbs est une jeune écrivaine féministe noire qui a écrit un livre intitulé « Undrowned », une étude des mammifères marins d’un point de vue féministe noir au lieu d’un homme blanc scientifique. C’est un livre incroyablement poétique qui m’a cueilli à un moment de ma vie où j’avais besoin d’apprendre qu’il existe des principes d’organisation dans la nature avec un profond souci de soi et de la communauté.
Barack Obama a mis l’un de vos titres, « Dodinin », dans sa playlist annuelle. Ça vous a surpris ?
Je ne sais pas comment il en a eu vent mais, non, je ne suis pas surprise. Il l’a sûrement fait pour des raisons politiques et son staff doit être bien informé. Obama, un autre personnage compliqué de l’histoire américaine…
Il y a de fortes chances que Donald Trump remporte à nouveau l’élection en novembre prochain. Comment l’expliquez-vous ?
Lorsque Biden a été élu, beaucoup des politiques de Trump ont été maintenues. Ce n’était pas le changement radical que tant de gens espéraient. Tout cela m’amène à me demander pourquoi avons-nous créé ce système qui consiste à toujours choisir entre le moindre de deux maux. Car que se passera-t-il si Trump est élu ? La Cour suprême a déjà annulé l’arrêt Roe contre Wade qui donnait aux femmes le droit de disposer de leur corps.
Que cela se soit produit sous l’administration Biden montre à quel point le président, même s’il a beaucoup de pouvoir, est comme un homme de paille. Qu’est-ce qui sera sauvé si Biden est réélu ? Certainement pas la vie des enfants à Gaza. Nous avons déjà perdu notre capacité à disposer de notre corps et les États-Unis perpétuent l’impérialisme et la guerre dans le monde entier…
Vous avez enregistré à nouveau en Louisiane et vivez désormais à la Nouvelle-Orléans. Que représente cette ville pour vous ?
Nous avons enregistré l’album à Maurice, à deux heures et demie de La Nouvelle-Orléans. Nous aurions pu l’enregistrer à New York, mais j’adore avoir de l’espace, entendre les grillons, le fleuve. Cette ville a été comme une mère nourricière pour moi, une source de créativité et d’inspiration. Et La Nouvelle-Orléans m’a vraiment permis de me connecter à mes racines haïtiennes d’une manière qui aurait été impossible ailleurs.
Sun Without the Heat de Leyla McCalla, Epitath, 15,99 euros