« I remember I forget » de Yasmine Hamdan : star de la scène alternative libanaise (26/09/2025)
Figure de la scène alternative libanaise des deux dernières décennies, la chanteuse sort d’un long silence avec le splendide « I Remember I Forget », album dense et sombre qui recoud la mémoire d’un peuple pris au piège de l’histoire.
La petite fille sur la pochette, c’est elle, le visage inquiet et malicieux, mélancolique et décidé, les yeux ronds comme des billes. « J’aime beaucoup cette photo. C’est peut-être la seule où je regarde l’objectif. J’étais déjà très timide et très sauvage. Mais j’adorais me déguiser en personnages complètement décalés, un peu marginaux et mélancoliques. C’est un Pierrot revisité », observe Yasmine Hamdan, visiblement émue que ce cliché qui la résume si bien ait été pris par son père récemment décédé, mélomane averti qui lui a donné le goût de la musique.
Peut-être ce regard fier et inquiet résume-t-il aussi son pays, le Liban, dans lequel la chanteuse est née et dont elle a chamboulé la scène musicale au début des années 2000 avec le groupe Soapkills. Une aventure qu’elle a poursuivie avec deux albums de folk indé aux charmes inépuisables, Ya Nass, en 2013, et Al Jamilat, en 2017, sans oublier le brûlot électro libertaire Arabology, qui les a précédés et lui a valu quelques ennuis, conçu avec Mirwais Stass, guitariste du groupe Taxi Girl et producteur pour Madonna.
Des jalons d’une contre-culture libanaise balbutiante qui ont érigé la musicienne indocile en figure cardinale, malgré un exil parisien désormais vieux de quinze ans avec son compagnon, le réalisateur palestinien Elia Suleiman. Mais depuis, silence.
Reconnecter avec l’essentiel
Yasmine Hamdan aura mis huit ans pour publier I Remember I Forget, nouvel album d’une intensité sidérante, sombre mais apaisé. « J’ai traversé une vraie crise existentielle par rapport à mon travail et à mes choix. Je ne me sentais plus très libre. J’avais arrêté la musique, ce qui ne m’était jamais arrivé. Mon espace intérieur s’était comme rétréci et j’étais incapable de savoir ce que j’avais envie de dire, ni si j’aimais ce que j’entendais », confie-t-elle.
Une sorte de collapse qui fait peau avec celui qu’a connu le Liban, peu ou prou au même moment : la crise économique et politique de 2019, sur laquelle elle préfère mettre le mot « hold-up ». « Les banques libanaises et les politiciens ont orchestré tout ça. Ils ont volé l’argent des gens. J’ai vu un système supposé solide nous déposséder », dénonce-t-elle, la colère intacte.
Puis, à l’été 2020, l’explosion du port de Beyrouth, comme une déflagration intérieure, avant que la pandémie de Covid ne la mette sous cloche. Il était temps de prendre le large et c’est en Sicile qu’elle parvient à reconnecter avec l’essentiel, les amis, les oiseaux, le ciel et la mer. Avant que la guerre frappe à nouveau et qu’Israël pilonne son pays. « Quand on vient de cette région, malheureusement, on compose avec toutes ces ruptures, ces tragédies, tous ces drames », dit-elle dans un mélange de lassitude et d’épuisement.
« Mais j’ai beaucoup de chance d’avoir la possibilité de pouvoir transformer ça en énergie. Et de ne pas me laisser ”occuper” par cette violence. Parce que, même si je n’habite plus là-bas, je la reçois différemment. »
Bruits de sirène
Son titre le laisse deviner : le nouvel album de Yasmine Hamdan est traversé par la mémoire, fuyante, dérobée, qu’elle recoud depuis un exil assumé mais forcément douloureux. « J’ai observé une amnésie graduelle au Liban et au Moyen-Orient et une déconnexion avec le passé qui était pour moi très violente », constate-t-elle. Dès la première phrase de Hon, morceau introductif écrit par le poète palestinien Anas Alaili, la question est posée sans ambages : « Que s’est-il passé ici ? » avant que des bruits de sirène viennent se fondre dans l’épaisseur des sonorités électro.
Dans I Remember I Forget, on retrouve toutes les musiques méditerranéennes et moyen-orientales dont la chanteuse s’est nourrie goulûment au gré des déplacements familiaux : Émirats arabes unis, Grèce, Koweït. Mais ramassées dans un chant droit, sans fioriture, remarquablement articulé : « En plein milieu de la crise que j’ai traversée, j’ai décidé d’apprendre les codes du chant arabe classique, alors que j’ai longtemps été tout à fait contre. J’ai toujours eu un problème identitaire et j’ai essayé de reconstituer la notion de ”maison” via la musique. J’ai eu besoin de me connecter à cette tradition, et aussi de développer ma voix. Je savais que j’avais une capacité à la pousser un peu plus. »
Dans l’enivrant Shmaali, elle rend hommage à la tarweeda, genre musical et poétique palestinien sous forme de langage codé. « Les femmes les chantaient aux portes des prisons pour communiquer avec leur mari, leur frère ou leur sœur emprisonnés par la puissance coloniale. On pense que ça a commencé à la fin de l’Empire ottoman, puis continué sous l’Empire britannique. Et on se rend compte que c’est toujours d’actualité… On la retrouve au Liban mais je sais qu’en Palestine, elle se transmet toujours beaucoup. Ce qui m’a absolument fascinée, c’est cette idée d’échapper au contrôle de l’oppresseur. Et quelque part de l’exclure grâce au langage codé. C’est une forme de résistance, douce et poétique. »
Sociabilité communiste
Pour construire son album, avec le concours de Marc Collin, fondateur du groupe Nouvelle Vague, déjà à la manœuvre sur Ya Nass, Yasmine Hamdan est allée à la pêche aux mots comme elle allait autrefois à la pêche aux sons. Dans The Beautiful Losers, elle brosse une allégorie de la situation libanaise : « J’avais la mélodie mais je n’arrivais pas à trouver les paroles. J’ai eu besoin de récolter les mots. Je regardais, j’écoutais, je lisais. Et parfois, il y avait un mot que j’aimais. Et je le notais. À un moment, cette multitude de mots m’a aidé à comprendre ce que je ressentais et n’arrivais pas à articuler, tellement j’étais bloquée par mes émotions. Tu sais, la colère, ça te tue. »
Au fil d’une discussion où le dépit le dispute à l’espoir, on s’aperçoit que la petite fille de la pochette a su garder la mémoire intacte de son enfance baignée dans la sociabilité communiste libanaise : les repas de famille arrosés au whisky comme un pied de nez aux bigots, l’intellectuel marxiste Mahdi Amel, grand-oncle paternel assassiné supposément par le Hezbollah en 1987, la présence de Karim M’roué, figure du PCL. Un décor rouge dont le souvenir affleure dans I Remember I Forget, et qui n’est sûrement pas étranger au goût pour l’irrévérence que Yasmine Hamdan continue de cultiver, avec superbe.
I Remember I Forget, de Yasmine Hamdan, Crammed Discs
10:45 | Tags : yasmine hamdan | Lien permanent | Commentaires (0)